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Éminences,
Excellences,
Honorables participants,
Cher Thierry de Montbrial,
Mesdames et Messieurs,
Chers amis,
Nous tenons à remercier très chaleureusement les organisateurs de cette nouvelle édition de la World Policy Conference – For a Reasonably Open World de nous avoir invité une nouvelle fois à participer à ces travaux tres interessants.
La guerre ukrainienne, provoquée par l’agression injuste de la Russie en février 2022, constitue la pire crise géopolitique et humanitaire européenne depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale. Elle s’accompagne du sacrifice d’un grand nombre d’Ukrainiens, Russes et autres, ainsi que de la destruction de tout un pays. Fallait-il s’attendre à un tel désastre ?
Les spécialistes des relations internationales cherchent à expliquer cette situation en se référant aux conditions de la sortie de la Guerre froide. L’Occident a-t-il eu tort de profiter de l’implosion de l’Union soviétique pour asseoir son influence à l’Est ? Le changement des grands équilibres en Europe a-t-il réveillé les craintes anciennes d’un possible encerclement de la Russie ? D’autre part, comment ne pas prendre en considération la volonté d’indépendance de peuples ayant vécu sous l’oppression soviétique ? Comment ne pas répondre par des actes de solidarité au coupable abandon de l’Europe de l’Est à la domination de Moscou au nom du système des zones d’influence établi par les accords de Yalta?
Ce débat est sans doute valable. Pourtant, la vision de notre Église se situe au-delà de ces perspectives d’actualité. Son regard est davantage enraciné dans l’histoire en général et dans l’histoire ecclésiastique en particulier. Nous considérons que la source de nos malheurs est la conséquence d’erreurs de jugement en ce qui concerne les questions liées à la foi. C’est pour cette raison que nous identifions au terme d’orthodoxie, d’une foi juste et droite.
L’Église orthodoxe a joué un rôle fondamental dans l’émergence de ces deux réalités, à la fois séparées et entremêlées, que sont la Russie et l’Ukraine. Le lieu du drame se trouve à l’intersection d’un double carrefour, de l’Europe et de l’Asie. Il s’agit d’abord de l’isthme entre la mer Baltique et la mer Noire, axe essentiel pour le commerce entre l’Europe du Nord et la Méditerranée orientale. En perpendiculaire à ce couloir, dans la partie méridionale de l’actuelle Ukraine, se forme un corridor ouvert à la circulation des peuples, par lequel sont passées plusieurs invasions successives. La fonction commerciale a permis la structuration de pouvoirs et l’ouverture à la civilisation et au monde extérieur. Les vagues d’invasions et les convoitises des puissances environnantes ont par contre souvent défait les structures politiques et soumis les populations à d’énormes souffrances. C’est cette dialectique entre construction et destruction qui explique l’émergence d’une identité ukrainienne.
La carte politique de l’espace de l’actuelle Ukraine a changé de forme à plusieurs reprises le long des siècles, depuis la Rus’ kiévienne au 9e siècle jusqu’à Catherine II au 18e siècle, quand la majeure partie de l’Ukraine s’est trouvée intégrée dans l’Empire russe. Au fil des siècles, les populations de l’Ukraine ont été soumises à des dominations étrangères successives : russe, polonaise, mongole, lithuanienne ou autrichienne. Le 20e siècle a été particulièrement dur pour les Ukrainiens. Ils ont subi la grande famine de l’époque stalinienne, Holodomor, et se sont trouvés au milieu de la confrontation armée de l’Union soviétique et de l’Allemagne nazi pendant la Deuxième Guerre mondiale.
Cette histoire explique la volonté de se différencier de l’ensemble russe et de se relier à l’Europe et à ses valeurs. Ces conditions permettent aussi de comprendre l’importance de la religion, élément à la fois fondateur et libérateur de la conscience ukrainienne. À partir de Constantinople, le Patriarcat œcuménique a introduit le christianisme et la civilisation byzantine déjà au 9e siècle aux peuples de cette région. Il a joué un rôle fondamental dans l’organisation des communautés religieuses qui se sont formées autour de la Métropole de Kiev, et ensuite autour du Patriarcat de Moscou.
Pourtant ses enseignements en ce qui concerne les règles d’organisation et de fonctionnement ecclésiastique, hérités de la longue histoire du Christianisme et qui reflètent toute la sagesse administrative et philosophique du monde de la Méditerranée orientale, n’ont pas été toujours respectés par Moscou. Le pouvoir impérial a voulu soumettre l’église à sa volonté dans son effort d’instrumentaliser le sentiment religieux à ses fins politiques et militaires. Ainsi, à partir de la prise de Constantinople par les Ottomans en 1453, Moscou aspire à remplacer le Patriarcat œcuménique en proclamant que Moscou représente “la troisième Rome”. Cette politique de longue durée de Moscou constitue un facteur fondamental de division du monde orthodoxe.
À partir du 19e siècle, l’instrumentalisation de la religion par Moscou s’est combiné avec les idées novatrices du nationalisme allemand. Inspirée du Pangermanisme, la nouvelle idéologie du Panslavisme, organe de la politique étrangère russe, s’est dotée d’une composante religieuse. Il s’agit de l’idée que les églises doivent s’organiser selon le principe de l’ethnicité, dont le marqueur central serait la langue. C’est cette approche que le Patriarcat œcuménique de Constantinople a dénoncée en 1872 comme une hérésie (l’hérésie de l’ethnophylétisme, forme de racisme ecclésiale). Elle est en contradiction flagrante avec l’universalisme du message évangélique, ainsi que du principe de gouvernance territoriale qui définit l’organisation de notre église.
Cette hérésie était pourtant utile aux objectifs de Moscou puisqu’elle éloignait les croyants slavophones de l’influence du Patriarcat œcuménique. Le but de cette stratégie était de créer, au sein de l’Empire ottoman, et, plus tard sous la forme d’un État indépendant, une force politique à part, au service de la poussée russe vers les mers chaudes. Elle est responsable des haines entre les chrétiens des Balkans qui ont mené aux guerres et aux atrocités balkaniques du début du 20e siècle.
Au cours de l’Union soviétique, la religion a été marginalisée et opprimée. L’idéologie communiste avait occupé le terrain attribué au paravent à une religion instrumentalisée par l’Empire tsariste. Après sa chute, la foi a été à nouveau utilisée à des fins idéologiques. L’Église orthodoxe russe s’est rangée derrière le régime du Président Vladimir Poutine, notamment à partir de l’élection de Sa Béatitude le Patriarche Kirill en 2009. Elle participe activement à la promotion de l’idéologie de Rousskii Mir, du monde russe, selon laquelle la langue et la religion permettent de définir un ensemble cohérent englobant la Russie, l’Ukraine, la Biélorussie ainsi que les autres territoires de l’ex-Union soviétique et de la diaspora. Moscou (à la fois le pouvoir politique et le pouvoir religieux) constituerait le centre de ce monde, dont la mission serait de combattre les valeurs décadentes de l’Occident. Cette idéologie constitue un instrument de légitimation de l’expansionnisme russe et l’assise de sa stratégie eurasiatique. Le lien avec le passé de l’éthnophylétisme et le présent du Monde russe est évident. La foi devient ainsi la colonne vertébrale de l’idéologie du régime de Poutine.
L’autocéphalie de l’Église Orthodoxe d’Ukraine accordée en 2019 par le Patriarcat œcuménique a aggravé les relations avec l’Église russe. Nous retrouvons là des tensions déjà exprimées lorsque le Patriarcat de Moscou avait décidé de ne pas participer au saint et grand Concile de l’Église orthodoxe réuni en Crète en 2016.
L’invasion de l’Ukraine en 24 février a poussé la polarisation à son comble. Les prises de position pour le moins ambigües de la part du Patriarche Kirill envers la guerre et le soutien apporté à la politique du Président Poutine ont provoqué de fortes critiques au sein du monde orthodoxe et par-delà. Les orthodoxes d’Ukraine qui avaient choisi de rester sous la tutelle de l’Église russe ont aussi exprimé leur désapprobation.
Ainsi, la division du monde orthodoxe s’approfondit et s’étend. Certaines Églises s’accordent avec le Patriarcat œcuménique d’autres, dont les pays dépendent trop de la Russie, soutiennent le Patriarcat de Moscou aveuglément ; d’autres encore préfèrent garder un silence complice. Pendant ce temps, l’Église russe utilise les moyens de l’État pour asseoir son influence sur le territoire canonique d’autres Églises, en dépit des règles les plus élémentaires de l’organisation ecclésiastique de l’orthodoxie. Ses ingérences en Afrique sont présentées comme des actions punitives à l’encontre du Patriarcat d’Alexandrie pour la reconnaissance de l’autocéphalie de l’Église orthodoxe d’Ukraine. Il est évident que dans ces conditions, le rôle pacificateur de l’Église devient fort difficile.
Que signifie cette situation pour les débats au-delà des cercles ecclésiastiques? Elle montre encore une fois le rôle croissant du facteur religieux dans les grands enjeux mondiaux. Les idéologies s’affaiblissent l’une après l’autre. La fin du communisme a laissé un grand vide dans toute une partie du monde qui vivait sous sa domination et chez d’autres populations qui y avaient investi leurs espoirs. La crise de la mondialisation et du libéralisme est en train de créer aussi de profondes frustrations et de dangereux ressentiments. Dans ce paysage d’effondrement des idéologies matérialistes, le spirituel revient en force. Pourtant ce retour peut constituer un danger, s’il n’est pas exprimé selon des approches intégrant la sagesse des traditions religieuses tirée de l’héritage des grandes civilisations du passé.
Les erreurs de discernement, les hérésies, ne sont pas des phénomènes anodins qui n’intéressent que quelques ecclésiastiques et quelques érudits. Elles ont au contraire des conséquences très graves pour la vie spirituelle et pour la vie matérielle. La source de problèmes est l’instrumentalisation de la religion par des acteurs qui n’ont souvent aucune véritable foi.
Les orthodoxes russes constituent une grande richesse pour l’orthodoxie et pour l’ensemble du monde. L’orthodoxie russe a offert un énorme apport intellectuel, spirituel et artistique. Elle a été malheureusement victime des ingérences du pouvoir politique russe. L’oppression soviétique a fait des ravages, privant des générations entières des bienfaits de la foi et de la sagesse de l’Église. Le régime néo-impérial, dans son besoin de se renforcer, a puisé dans ce qui lui a paru comme un capital politique précieux : le sentiment religieux renouvelé du peuple russe. Il a malheureusement pu entrainer sur ce chemin une partie du clergé orthodoxe. Il a surtout repris et renforcé les approches hérétiques du régime tsariste dans un contexte de faible connaissance des règles ecclésiastiques, due en partie au délabrement spirituel de la période soviétique.
Les conséquences en sont très graves. Le fanatisme ethnoreligieux inculqué dans la jeunesse russe éloigne les perspectives de paix et de réconciliation. Le monde orthodoxe est divisé et cette fragmentation est projetée dans des pays pauvres, dont les populations espéraient trouver un soulagement dans la foi. Elle nuit surtout à l’Église russe puisque tôt ou tard les populations vont se rendre compte des dérives d’une Église soumise à des objectifs qui n’ont rien à faire avec sa mission originelle.
Mesdames et Messieurs, chers amis,
Les spécialistes des relations internationales ont parfois tendance à ignorer ou à marginaliser le rôle et la signification du facteur religieux, authentique ou manipulé. Nous sommes pourtant entrés dans une période pendant laquelle ce facteur devient de plus en plus important. Les théologiens et autres spécialistes des questions ayant à faire avec le fonctionnement des Églises doivent sans doute s’ouvrir aux autres perspectives et développer le dialogue avec les autres disciplines scientifiques. Il est aussi important que les spécialistes des sciences sociales, des sciences politiques et des relations internationales dépassent une certaine hésitation à approfondir les questions religieuses. La compréhension d’un monde nouveau qui se constitue sous nos yeux ne peut pas faire abstraction du fait religieux. Merci de votre attention !